C'est un petit morceau de livre que je tiens à partager avec vous, qui passez ici par hasard. Il s'agit d'un extrait du livre de Muriel Barbery: Une Gourmandise.

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" Ce fut un éblouissement. Ce qui franchit ainsi la barrière de mes dents, ce n'était ni matière ni eau, seulement une substance intermédiaire qui de l'une avait gardé la présence, la consistance qui résiste au néant et à l'autre avait emprunté la fluidité et la tendresse miraculeuses. Le vrai sashimi ne se croque pas plus qu'il ne fond sur la langue. Il invite à une mastication lente et souple, qui n'a pas pour fin de faire changer l'aliment de nature mais seulement d'en savourer l'aérienne moellesse. Oui, la moellesse: ni mollesse ni moelleux; le sashimi, poussière de velours aux confins de la soie, emporte un peu des deux et, dans l'alchimie extraordinaire de son essence vaporeuse, conserve une densité laiteuse que les nuages n'ont pas. La première bouchée rose qui avait provoqué en moi un tel émoi, c'était du saumon, mais il me fallut encore faire la rencontre du carrelet, de la noix de coquille Saint-Jacques et du poulpe. Le saumon est gras et sucré en dépit de sa maigreur essentielle, le poulpe est strict et rigoureux, tenace en ses liaisons secrètes qui ne se déchirent sous la dent qu'après une longue résistance. Je regardais avant de le happer le curieux morceau dentelé, marbré de rose et de mauve mais presque noir à la pointe de ses excroissances crénelées, je le saisissais maladroitement de mes baguettes qui s'aguerissaient à peine, je le recevais sur la langue saisie d'une telle compacité et je frémissais de plaisir. Entre les deux, entre le saumon et le poulpe, toute la palette des sensations de bouche mais toujours cette fluidité compacte qui met le ciel sur la langue et rend inutile toute liqueur supplémentaire, fût-elle eau, Kirin ou saké chaud. La noix de Saint-Jacques, quant à elle, s'éclipse dès son arrivée tant elle est légère et évanescente, mais longtemps après, les joues se souviennent de son effleurement profond; le carrelet enfin, qui apparait à tort comme le plus rustique de tous, est une délicatesse citronnée dont la constitution d'exception s'affirme sous la dent avec une plénitude stupéfiante.

C'est cela, le sashimi - un fragment comique à portée du coeur, hélas bien loin de cette fragrance ou de ce goût qui fuient ma sagacité, si ce n'est mon inhumanité... J'ai cru que l'évocation de cette aventure subtile, celle d'un cru à mille lieues de la barbarie des dévoreurs d'animaux, exhalerait le parfum d'authenticité qui inspire mon souvenir, ce souvenir inconnu que je désespère de saisir... Crustacé, encore, toujours: peut-être n'est ce pas le bon?"